10 : Quel rôle pour les mathématiques appliquées

Est-il néan­moins pos­si­ble pour les organ­ismes français du nucléaire de pro­longer la durée de fonc­tion­nement théorique de ces instal­la­tions ? ” Elle peut dans un pre­mier temps être réé­val­uée au cours de leur exploita­tion si l’é­tat des con­nais­sances évolue et garan­tit un niveau de sûreté min­i­mum ” explique Niko­laos Limnios du LMAC. Avec cette ques­tion se pose donc aujour­d’hui l’é­val­u­a­tion de la fia­bil­ité des struc­tures et la prise en compte de leur vieil­lisse­ment. En effet, le métal des com­posants d’une cen­trale nucléaire peut fatiguer et voir ses car­ac­téris­tiques tech­niques s’altér­er sous l’ac­tion de dif­férents mécan­ismes de dégra­da­tion : usure, cor­ro­sion, irra­di­a­tion,… Autant de con­traintes pou­vant être décrites à tra­vers des mod­èles math­é­ma­tiques de fia­bil­ité, ren­dant compte des con­di­tions réelles d’ex­ploita­tion d’une struc­ture. ” Une thèse pré­parée au LMAC con­cer­nait par exem­ple la mod­éli­sa­tion et l’es­ti­ma­tion de la vitesse de prop­a­ga­tion des fis­sures dans le con­fine­ment des cen­trales nucléaires* ” détaille l’en­seignant-chercheur. Les prob­a­bil­ités et les sta­tis­tiques offrent ain­si des out­ils traduisant des défail­lances de toute orig­ine, dont la prévi­sion appa­rait essen­tielle dans des milieux indus­triels comme le nucléaire ou l’aéro­nau­tique, où leurs coûts et leurs risques, notam­ment humains, sont décu­plés par la nature même des infra­struc­tures considérées.

Trois questions à Julien Chiquet, maître de conférences au sein du Laboratoire Statistique et Génome de l’université d’Évry.

Doc­tor­ant au sein du LMAC et du Com­mis­sari­at à l’Én­ergie Atom­ique (CEA) de Saclay jusqu’en 2008, il a été cette même année lau­réat de l’un des trois Prix de thèse Guy Deniélou, décernés chaque année par l’é­cole doc­tor­ale de l’UTC.

En quoi a consisté votre travail de thèse de doctorat au sein du LMAC ?

Il s’agis­sait de pro­pos­er des mod­èles ten­ant compte du car­ac­tère aléa­toire de la dégra­da­tion d’une struc­ture, lorsque celle-ci fonc­tionne dans un envi­ron­nement incer­tain. Ces mod­èles per­me­t­tent d’é­val­uer l’évo­lu­tion de la fia­bil­ité des struc­tures au cours du temps. La thèse, financée par le CEA, était motivée par les études de fia­bil­ité et la durée de vie des cen­trales nucléaires.

À quel sujet de recherche vous intéressez-vous plus particulièrement aujourd’hui au sein du laboratoire Statistique & Génome ?

Mes travaux de recherche visent à détecter les inter­ac­tions clés entre les gènes d’un organ­isme en dévelop­pant des mod­èles sta­tis­tiques per­me­t­tant l’analyse des don­nées du tran­scrip­tome (ensem­ble des ARN mes­sagers dont la car­ac­téri­sa­tion per­met d’i­den­ti­fi­er les gènes act­ifs et de déter­min­er les mécan­ismes de régu­la­tion d’ex­pres­sion des gènes, ndlr). Ces inter­ac­tions sont représenta­bles sous forme de graphes. À ce titre, je tra­vaille sur des mod­èles de graphes aléa­toires et à leurs inférences. Plus glob­ale­ment, la moti­va­tion au sein de notre lab­o­ra­toire est essen­tielle­ment biologique lors de l’élab­o­ra­tion de mod­èles math­é­ma­tiques. Nous tâchons de com­pren­dre et de sim­pli­fi­er les mécan­ismes com­plex­es de la biolo­gie pour con­stru­ire des mod­èles math­é­ma­tiques de ces phénomènes, en traduisant les hypothès­es biologiques en hypothès­es sta­tis­tiques. Selon l’ef­fi­cac­ité du mod­èle, nous espérons pou­voir par­ticiper à la con­fir­ma­tion ou l’in­fir­ma­tion des hypothès­es biologiques orig­inelles, voire en for­muler d’autres.

Quelle place les mathématiques doivent-elles à ce titre occuper au sein des sciences pour l’ingénieur ?

De part ma for­ma­tion d’ingénieur, je vois les math­é­ma­tiques comme une for­mi­da­ble boîte à out­ils, un ensem­ble de méth­odes. Je l’u­tilise chaque jour pour traiter des prob­lèmes bien iden­ti­fiés : invers­er rapi­de­ment une matrice, détecter si un effet est sig­ni­fi­catif dans une pop­u­la­tion,… etc. Mais si l’on s’en tenait là, cette boîte n’évoluerait jamais et d’ailleurs n’ex­is­terait même pas. C’est le chercheur qui, par sa démarche, éla­bore de nou­velles méth­odes. Une “cul­ture math­é­ma­tique” est égale­ment déter­mi­nante pour l’ingénieur, autant que pour le chercheur. Sans cul­ture, l’ingénieur peut pass­er à côté d’outils per­for­mants et n’u­tilis­er que ceux qu’il con­naît déjà. Quant au chercheur, il doit se tenir sans cesse au courant des avancées de ses pairs. C’est en s’im­prég­nant de cette “cul­ture math­é­ma­tique” que l’on finit par avoir une idée neuve, dans le but de répon­dre à un prob­lème don­né. C’est d’ailleurs pour cela que les mêmes idées arrivent sou­vent en même temps au sein d’une com­mu­nauté scientifique.

Aus­si, les con­struc­teurs font appel depuis quelque temps aux math­é­ma­tiques. ” Le LMAC par­ticipe, en parte­nar­i­at avec Renault*, à l’élab­o­ra­tion de solu­tions tech­nologiques liées à la mod­éli­sa­tion et à la sim­u­la­tion des moteurs et des véhicules, explique Lil­ianne Denis, enseignant-chercheur au LMAC. On va tout par­ti­c­ulière­ment s’in­téress­er aux prob­lèmes de cal­i­bra­tion et de com­bus­tion diesel, avec la recherche per­ma­nente de la meilleure presta­tion glob­ale en ter­mes de con­som­ma­tion / pol­lu­tion / bruit “. Ces méthodolo­gies math­é­ma­tiques vont ain­si per­me­t­tre une ges­tion opti­male des com­pro­mis, dans le respect des futures normes inter­na­tionales, tout en ten­ant compte de l’a­gré­ment et des attentes clients for­mulés auprès des mar­ques automobiles.

Trois questions à Vincent Talon, référent modélisation au sein de la Direction du Contrôle Moteur et de la Mise au Point (DCMAP) du techno-centre Renault.

Les réductions de la consommation et des nuisances sonores sont un enjeu majeur pour l’industrie automobile. Quelle place les mathématiques occuperont-elles dans ce défi ?

Aujour­d’hui et encore plus demain, les normes européennes oblig­ent les con­struc­teurs à dévelop­per des moteurs ther­miques de plus en plus com­plex­es. Cette com­plex­ité devient dif­fi­cile­ment gérable en ter­mes de con­trôle et de mise au point. La meilleure façon d’y remédi­er est d’in­tro­duire dans nos méthodolo­gies et proces­sus actuels des out­ils d’aide à la déci­sion. Ces out­ils sont pour la plu­part basés sur la mod­éli­sa­tion et l’op­ti­mi­sa­tion numérique.

Pourquoi Renault a‑t-il fait appel au LMAC ?

Les chercheurs du LMAC ont cette par­tic­u­lar­ité de com­pren­dre et inté­gr­er nos prob­lé­ma­tiques indus­trielles. Aus­si, notre col­lab­o­ra­tion a rapi­de­ment porté sur la mod­éli­sa­tion des émis­sions pol­lu­antes des moteurs diesel par des méthodolo­gies boites noires de type Krigeage, et l’élab­o­ra­tion d’al­go­rithmes d’op­ti­mi­sa­tion et d’identification.

Que vous apportent ces différents outils mathématiques ?

Le Krigeage per­met par exem­ple d’obtenir un bon niveau de pré­dic­tion pour des temps de cal­cul très accept­a­bles, tout en s’af­fran­chissant de mod­èles physi­co-chim­iques trop com­plex­es à met­tre en place dans le cas d’un moteur ther­mique indus­triel. Il s’ag­it som­maire­ment d’une méth­ode dite “d’in­ter­po­la­tion spa­tiale”, amenant l’élim­i­na­tion dans une série sta­tis­tique des “aber­ra­tions”, à savoir des valeurs relevées improb­a­bles ou inco­hérentes, en se bas­ant sur la valeur des don­nées avoisi­nantes. Au final, cela per­met de réduire le nom­bre d’es­sais néces­saires à la cal­i­bra­tion des lois de com­mande moteur. Les algo­rithmes d’op­ti­mi­sa­tion pour Mise Au Point (MAP) per­me­t­tent quant à eux de déter­min­er les réglages opti­mums de con­trôle moteur afin de respecter les normes de dépol­lu­tion européenne, tout en min­imisant la con­som­ma­tion de car­bu­rant, et donc les émis­sions de CO2. Les algo­rithmes d’i­den­ti­fi­ca­tion des mod­èles 0D de com­bus­tion diesel per­me­t­tent enfin d’au­toma­tis­er la phase de cal­i­bra­tion des mod­èles Renault de com­bus­tion. Ces mod­èles sont util­isés dans l’ap­proche “Mod­el Based” pour la con­cep­tion, la val­i­da­tion et la pré-mise au point de nos lois de commande.

Sur la base des con­nais­sances actuelles des régu­la­tions métaboliques, la biolo­gie ne peut seule prévoir cer­taines mod­i­fi­ca­tions métaboliques d’un organ­isme, qui aurait par exem­ple subit des manip­u­la­tions géné­tiques. ” Les math­é­ma­tiques peu­vent aider la biolo­gie à accéder à des descrip­tions automa­tisées et détail­lées de phénomènes, proces­sus ou sys­tèmes com­plex­es ” explique Stéphane Mot­telet, enseignant-chercheur au LMAC. 

C’est dans ce con­texte que se sont asso­ciés le LMAC et l’u­nité Génie Enzy­ma­tique et Cel­lu­laire (GEC) de l’UTC à tra­vers un pro­jet pluridis­ci­plinaire (SYSMETAB) ayant pour but une com­préhen­sion tou­jours plus appro­fondie des régu­la­tions métaboliques d’un sys­tème biologique. Plus par­ti­c­ulière­ment, la sim­u­la­tion et l’i­den­ti­fi­ca­tion des voies métaboliques des glu­cides dans cer­taines cellules. 

“Le GEC recueille l’ensem­ble des don­nées expéri­men­tales et pro­pose un mod­èle biologique, qui prend la forme d’un sys­tème com­plexe de réac­tions. Nous dis­posons de notre côté d’outils per­me­t­tant de génér­er automa­tique­ment les équa­tions d’un mod­èle math­é­ma­tique et de tester l’i­den­ti­fi­a­bil­ité des paramètres recher­chés, par exem­ple des vitesses de réac­tion” souligne l’enseignant-chercheur. 

Par rap­port à une analyse stan­dard des flux métaboliques, cette mod­éli­sa­tion math­é­ma­tique aug­mente con­sid­érable­ment l’in­for­ma­tion alors disponible pour l’i­den­ti­fi­ca­tion, au prix néan­moins de l’ex­plo­sion du nom­bre d’équa­tions à résoudre. “Cet incon­vénient est large­ment comblé par le codage en lan­gage XML, un lan­gage à balis­es éten­du, de l’ensem­ble du réseau métabolique de la cel­lule. En résulte alors une descrip­tion numérique détail­lée du phénomène”.

Neu­ro­phys­i­ol­o­gistes, bio­physi­ciens, radi­o­logues, spé­cial­istes du traite­ment d’im­ages, col­lab­o­raient ain­si déjà dans la détec­tion et la local­i­sa­tion de sources de patholo­gies. Il fau­dra désor­mais égale­ment compter demain avec les math­é­mati­ciens. Le traite­ment math­é­ma­tique pour­rait en effet per­me­t­tre de syn­thé­tis­er l’ensem­ble des infor­ma­tions actuelles provenant des dif­férentes tech­niques utilisées. 

“Notre lab­o­ra­toire abor­de l’ob­sta­cle de la local­i­sa­tion des sources d’ac­tiv­ités cérébrales pathologiques comme un prob­lème inverse ! explique Abdel­latif El Badia, directeur du LMAC. Des don­nées expéri­men­tales nous per­me­t­tent de remon­ter à leurs caus­es via un mod­èle math­é­ma­tique”. Pour ce faire, les math­é­mati­ciens dis­posent donc de l’élec­tro-encéphalo­gramme, de l’IRM qui des­sine l’anatomie du cerveau, mais aus­si de la NIRS (Near InfraRed Spec­tro­copy), tech­nique util­isant des sources lumineuses émis­es dans des régions du proche infrarouge. “Lors d’une activ­ité épilep­tique par exem­ple, la mod­i­fi­ca­tion du flux san­guin et les vari­a­tions de la con­cen­tra­tion en hémo­glo­bine oxygénée et désoxygénée vont être mis­es en évi­dence par la NIRS, qui va point­er les zones cérébrales où les ondes lumineuses sont les plus absorbées, indi­quant ain­si la zone d’ac­ti­va­tion cérébrale pathologique” détaille Abdel­latif El Badia. 

Reste alors à ten­ter de com­bin­er toutes ces don­nées expéri­men­tales à l’aide d’un mod­ule numérique, afin de créer un logi­ciel math­é­ma­tique, qui per­me­t­trait d’aboutir à une local­i­sa­tion pré­cise de la source de la patholo­gie. Des essais clin­iques au CHU d’Amiens devraient très rapi­de­ment faire avancer les recherches.

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Novembre 2024 - N°64

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