
Si le dessin reste encore un outil utilisé par les designers, certains, comme Anne Guénand enseignante-chercheuse en design à l’UTC, souhaitent introduire l’expérimentation et l’interaction avec les objets le plus tôt possible dans le processus d’élaboration. Ce désir d’adapter par une pratique présentielle et sensorielle les objets à leurs utilisateurs se retrouve dans les dispositifs qu’elle conçoit, destinés à améliorer « l’être ensemble ».
Les outils de rencontres géolocalisées, aujourd’hui en plein essor, sont-ils uniquement dédiés à la recherche de l’âme sœur ou de plaisirs charnels ?
Pour Anne Guénand, responsable de la spécialité du User eXperience Design du Master Sciences et Technologies, enseignante dans la filière Ingénierie du Design Industriel au Génie Mécanique et chercheuse en design, ces outils sont aussi susceptibles d’améliorer ” l’être ensemble ” de multiples façons. Dans ce but, elle développe depuis quelques années des innovations dédiées à des situations spécifiques.
B‑Pop, le troisième âge connecté
La première, B‑Pop, est un dispositif qui trouve son origine dans le constat que la perte progressive des sens constitue pour les personnes âgées une cause significative d’exclusion du monde. Cet outil propose donc de suppléer à cette perte par une interface connectée qui redonne des moyens d’action à l’utilisateur. ” La perception est la clé de l’action qui, elle-même favorise la perception ” explique Anne Guénand qui souligne la boucle vertueuse de l’expérience perceptive.
B‑Pop permet à la personne connectée de percevoir la présence de personnes et de services à proximité grâce à une application pour smart phone et internet. L’utilisateur est géolocalisé et tous les services répertoriés par l’application sont signalés ainsi que l’ensemble des contacts enregistrés dans la plateforme.
Co-développé avec les utilisateurs finaux
” En travaillant pendant 3 ans en partenariat avec le Club Soiron de personnes âgées, nous nous sommes aperçus que ces utilisateurs ne souhaitent pas bénéficier d’une prise en charge technique supplémentaire, mais bien d’une aide qui replace la personne en tant que sujet en lui redonnant son autonomie ” fait remarquer Anne Guénand. Co-développé avec le Club Soiron, cet outil est une innovation ” bottom-up ” inspirée par les véritables besoins des utilisateurs. Aujourd’hui B‑Pop est développé par une Start-up membre de l’écosystème local d’innovation et de créativité de Compiègne dont l’objectif est de rendre le service gratuit pour les personnes âgées.
” Mon rôle a consisté à initier le projet et ensuite à l’accompagner afin d’assurer que le service réponde bien aux attentes des bénéficiaires ” précise la chercheuse. Soutenu par la Région Picardie, ce projet est géré par un comité de pilotage regroupant la Région, le Conseil départemental, L’agglomération de la région de Compiègne, le CCAS, l’UTC, L’Institut Godin et le Club Soiron.
Fragilité et ” design universel
” Aujourd’hui, le dispositif débute sa phase d’expérimentation avec différents groupes de personnes âgées sur l’agglomération de la région de Compiègne. L’expérimentation devrait s’élargir au département, à la Région Picardie, à la France puis à l’international. En effet, le dispositif ne demande que très peu d’adaptation pour être transposé dans d’autres pays et reste identique en terme de ressources quel que soit le nombre d’utilisateurs.
Débuté en 2013, B‑Pop est lauréat d’un appel à manifestation d’intérêt pour l’économie sociale et solidaire lancé par la Région. ” Je me suis toujours intéressée aux situations de fragilité et mes recherches en design s’orientent vers le design universel ” souligne Anne Guénand. Il s’agit de concevoir des équipements en s’assurant de leur utilisation ou leur accessibilité par tout le monde, sans stigmatiser personne. Selon elle, ” un bon design est universel, il répond aux besoins de quelques-uns, rend service à beaucoup et est utile à tous “.
Une rampe d’accès est un exemple d’un tel design : indispensable pour les personnes à mobilité réduite, pratique pour le plus grand nombre et utilisée par tous. Selon la spécialiste en design, ” la France, en retard par rapport aux pays d’Europe du Nord sur ces sujets, commence à prendre conscience de ces évolutions “.
L’innovation par l’expérience
Le design universel gagne du terrain et les objets qui en découlent sont plutôt agréables et originaux. Si traditionnellement le designer travaille sur des dessins avant de réaliser des premières maquettes, le design universel propose d’expérimenter très rapidement l’objet et son utilisation. ” Les interactions avec l’objet soulignent très vite les limites et ouvrent sur de nouvelles expériences ” précise Anne Guénand pour qui le design est piloté par l’expérience de l’utilisateur.
Le Master User experience design qu’elle dirige fonctionne sur ce principe en amenant les étudiants à concevoir par l’expérience. Des maquettes ” Quick and Dirty ” sont rapidement réalisées afin d’explorer des interactions au travers de scénarios joués. La mise en scène des inventions facilite ainsi l’émergence la forme. Cette approche s’appuie sur la théorie de la perception active qui considère l’objet non pas seulement comme une chose inerte posée sur une étagère, mais bien aussi comme un objet avec et par lequel interagir.
” Cette méthode est une approche créative par la pratique qui ouvrent de nouvelles possibilités en terme d’expérience et de conception de nouveaux systèmes sociotechniques ” fait remarquer la chercheuse.
LinkMe up, la valeur du présentiel
L’interaction est au cœur du travail d’Anne Guénand, comme en témoigne encore le projet LinkMe up. ” Lors de colloques, le dispositif suit les participants et prend en compte les interactions qu’ils ont les uns avec les autres afin de leur suggérer de nouvelles rencontres ” explique-t-elle. LinkMe up est un système de réseau en présentiel composé de 150 badges, de 7 tables équipées de capteurs, d’un écran géant et d’une table interactive qui agrège et affiche les données en temps réel. Développé en 2013, il a été testé avec succès lors de la quatrième édition du Parrainage de l’association tremplin UTC des anciens diplômés.
La rencontre a réuni 120 personnes, dont une moitié de diplômés parrainant l’autre moitié constituée d’étudiants. ” Ce dispositif est un booster de relations sociales fonctionnant sur le principe que les amis de mes amis sont mes amis ” précise Anne Guénand. Lors d’une conférence internationale accueillie à l’UTC, l’objectif a consisté à intégrer la valeur du présentiel au coeur de la conférence avec comme finalité d’utiliser ces données afin de constituer le plan de table de la soirée de gala.
Juke Box, associer le geste à la musique
” Ce penchant pour les dispositifs connectés reflète une volonté d’outiller l’être ensemble “, souligne Anne Guénand, pour qui ” être ensemble ” c’est aussi partager sa musique lors d’une soirée. Comment constituer une playlist à partir des musiques stockées dans les smartphones de chaque participant ? Juke Box est une station d’accueil capable de connecter jusqu’à 6 appareils et de jouer les morceaux qu’ils contiennent.
L’objet au look résolument année 1950 est constitué d’un tube lumineux autour duquel coulisse un anneau translucide permettant de sélectionner en le déplaçant le smartphone sur lequel lire la musique. ” L’appareil rend le partage de musique plus convivial mais réagit aussi à la façon dont l’anneau est déplacé pour choisir le type de musique ” précise Anne Guénand. Un geste vif et un morceau entraînant est proposé, plus doux et l’ambiance tourne au slow.
L’appareil est aujourd’hui en prototypage afin de trouver sa taille optimale et le modèle économique approprié. Elégant et inattendu, Juke Box est aussi d’un usage très intuitif. Tout comme LinkMe up, il introduit une possibilité de réalité relationnelle augmentée, en facilitant le partage du choix de l’ambiance d’une soirée. Après 15 années passées au laboratoire Roberval, Anne Guénand a rejoint Costech au sein de l’équipe Cognition Research and Enaction Design.
Aujourd’hui, même si les dimensions techniques des innovations restent incontournables, elle estime que la créativité provient avant tout de l’attention portée à l’expérience d’une personne, à la perception active qu’elle a de son environnement et des possibilités d’action qui lui sont offertes et qu’il s’agit d’inventer.
” La rationalisation à outrance pousse les industriels à concevoir des produits en partie identiques, répondant à un cahier des charges technique, mais sans suffisamment s’inspirer de l’expérience réelle des utilisateurs ” conclut Anne Guénand qui estime que cette standardisation arrive à son terme. Lassitude des consommateurs pour l’uniformité des produits et besoin des industriels de se démarquer laissent espérer un regain de créativité.