Faire pour comprendre, comprendre pour faire
Professeur de philosophie et sciences cognitives à l’UTC, Charles Lenay est rattaché au laboratoire Costech (Connaissances, organisations et systèmes techniques). Il a co-organisé, du 5 au 12 juin, le colloque des Journées de Cerisy¹ sur le thème « Les sciences humaines et sociales en recherche technologique ». Il a été nommé Chevalier dans l’ordre des palmes académiques en janvier 2017.
Alors qu’il menait, “sans problèmes particuliers”, dit-il, des études en biologie moléculaire (maîtrise de virologie), c’est la lecture d’un livre de Jean-Pierre Dupuy (Ordres et désordres. Enquête sur un nouveau paradigme, Seuil, 1990), polytechnicien et philosophe des sciences, qui l’amena à bifurquer et à explorer d’autres horizons. “Une formation hétéroclite”, assume Charles Lenay qui entama, alors, une thèse d’histoire et épistémologie des sciences sur le rôle explicatif de la notion de hasard dans les théories biologiques du XIXe siècle², soutenue en 1989. Thèse complétée par deux licences, l’une en philosophie et l’autre en logique.”
“Qu’est-ce que connaître ? Qu’est-ce qu’ignorer et savoir qu’on ignore ?” Ces questionnements l’ont tout naturellement amené à s’intéresser aux sciences cognitives. Celles de la pensée. “Ce qui me fascinait et me fascine toujours, c’est le fait technique. De me demander : qu’est-ce que la technique nous fait ? Comment les environnements technologiques font de nous des êtres humains ?”, explique Charles Lenay.
Son recrutement, en 1990, à l’UTC allait servir, de manière concrète, cet objectif. L’idée ? ” Développer les sciences humaines et sociales, dans toute leur diversité — de la philosophie à l’économie, des sciences cognitives et psychologiques à la science de l’information et de la communication dans ses aspects plus sociologiques et anthropologiques,du management… — dans cet environnement technologique “, souligne-t-il. N’est-ce pas Johann Beckmann qui, le premier, a forgé, dans son livre intitulé Entwurf der allgemeinen Technologie³, le concept de science de la technique ? Tout comme la géologie ou la biologie sont respectivement la science de la terre et la science du vivant ?
D’où le pari de l’UTC, dès son origine, de mettre en place un dispositif de formation consacrant 30 % des cursus d’ingénieurs aux sciences humaines et sociales.Une particularité qui, par exemple dans le domaine des sciences cognitives, a abouti à l’émergence de l’appellation ” école de Compiègne “. Cette spécificité impose de ” poser sérieusement la question de la technique. Il ne s’agit pas de la comprendre comme étant de la science appliquée mais bien de faire de la technique l’objet même d’une recherche scientifique fondamentale. En un mot : comprendre comment les technologies transforment notre façon d’être au monde “, ajoute Charles Lenay.
” Être un être humain, être un être culturel, c’est nécessairement être un être technique. C’est tout un ensemble de techniques — le langage, l’écriture, celles qui nous aident à penser, à interagir, à percevoir et à nous organiser en société… — qui font de nous des êtres humains “, insiste-t-il. Les premiers hominidés,il y a plus de deux millions d’années, n’étaient-ils pas, déjà, entourés d’outils ? ” Une des grandes idées d’André Leroi-Gourhan, ethnologue et historien,est que, de tout temps, l’homme et la technique ont avancé de concert “, précise-t-il. Quelles seront alors les conséquences, sur nous humains, des transformations techniques actuelles, en particulier celles liées au numérique ? ” On ne le sait pas encore au juste “, admet Charles Lenay.
D’où son engagement sans faille au sein du Costech. ” Le travail pour faire valoir, au sein du laboratoire, une approche originale de la question technique telle qu’elle est abordée dans une université de technologie ou encore la façon originale de faire des sciences humaines dans un environnement technologique a ainsi conduit, en 2011, à la création d’un groupement d’intérêt scientifique (GIS) “, souligne-t-il. Appelé UTSH (Unité des technologies et des sciences de l’Homme), il rassemble trois universités de technologies : l’UTT, l’UTBM et l’UTC, ainsi qu’UniLaSalle (Beauvais). Un des objectifs de cette UTSH ? ” Faire connaître cette nouvelle approche,cette nouvelle façon de faire des sciences humaines et la promouvoir. D’où le colloque des Journées de Cerisy “, ajoute-t-il. Il s’agit pour les parties prenantes de ” ne pas regarder la technologie du dehors, en surplomb en quelque sorte, mais de participer à la recherche technologique. Il nous faut entrer dans l’ ”intimité” de la technologie et de l’innovation “.
N’est-ce pas Serge Bouchardon, directeur du Costech qui dit : ” faire pour comprendre et comprendre pour faire ” ? Cette devise, Charles Lenay l’a fait sienne.Parmi ses actions concrètes ? Le développement de dispositifs d’aide aux personnes malvoyantes avec,comme idée centrale, la mise en place de systèmes qui leur permettraient de ” toucher et sentir les formes sur les écrans “.
¹ cerisy-colloques.fr/recherchetechnologique2019/
² Lenay, C. ” Enquête sur le hasard dans les grandes théories biologiques de la deuxième moitié du XIXe siècle “. Doctorat de Philosophie et Histoire des sciences, Université de Paris I : Panthéon-Sorbonne, 1989.