Bernard Stiegler, une figure emblématique de Costech
À la suite du séminaire PHITECO 2021 autour du thème « Penser la technique avec Bernard Stiegler », ils sont trois à revenir sur l’héritage de cette figure emblématique du laboratoire Connaissance, organisation et systèmes techniques (Costech) : Charles Lenay, professeur de philosophie et sciences cognitives, ainsi que Florent Levillain, maître de conférences, et Vincenzo Raimondi, enseignant-chercheur, tous trois rattachés à l’équipe CRED (Cognitive Research and Enactive Design).
Concepteur, en 1988, d’une exposition intitulée” Mémoires du futur ” au Centre Pompidou,Bernard Stiegler fut remarqué par Liliane Vézier, directrice du département Technologie et sciences humaines (TSH) à l’UTC.
À la même époque, elle était en train de mener une campagne de recrutement de vacataires assez offensive et Bernard Stiegler, qui n’avait pas encore soutenu sa thèse, en fit partie. “À l’époque, il y avait également Véronique Havelange qui avait lancé, dans un cadre européen, un séminaire de “sciences cognitives et philosophie”. Bernard Stiegler, qui développait à ce moment-là un poste de lecture assistée pour la Bibliothèque nationale de France (BNF), plaida à son arrivée pour une philosophie qui devait s’impliquer dans les processus d’innovation. C’est ainsi que l’on a rebaptisé le séminaire “Philosophie, technologie et cognition” ou PHITECO et dont la dernière édition,consacrée à son oeuvre, s’est tenue en janvier 2021.Une édition organisée par Florent et Vincenzo”, explique Charles Lenay qui l’a connu, en 1989, à son arrivée à l’UTC.
Bernard Stiegler a été une figure marquante des sciences humaines à l’UTC. Philosophe des techniques, il a développé une réflexion riche et profonde autour de l’idée de “constitutivité technique de l’humain”.
En clair ? “On parle de “TAC” ou technologie anthropologiquement constitutive. Ce qui veut dire qu’être humain, c’est être un être technique, et ce, depuis toujours. L’évolution humaine, depuis la nuit des temps, s’est faite dans un environnement technique. Il n’y a pas de rapport d’extériorité entre sciences humaines et technologie. Autrement dit, il n’y a pas d’un côté l’Homme qui donne du sens et de l’autre la technique qui ne refléterait, pour ainsi dire, que des conditions matérielles. Au contraire, c’est notre environnement technique qui nous fait “être humain”, supporte notre pensée, supporte notre conscience du temps qui n’existerait pas sans nos médiations techniques et notre environnement technique. C’est cela la pensée de Stiegler, un homme d’engagement et d’action. C’est ainsi qu’il a créé, en 2005, l’association Ars Industrialis afin de combattre la soumission des technologies de l’esprit aux seuls critères du marché, par exemple”, précise-t-il.
Vincenzo Raimondi abonde : “La thèse de l’imbrication de l’humain et de la technique est devenue en somme l’ADN du Costech. Cela a joué un rôle fondamental dans la recherche au sein de notre laboratoire et imprègne de nombreux travaux. Pas seulement ceux de Stiegler, mais de nombre d’autres chercheurs.”
La particularité de la pensée de Stiegler par rapport à d’autres philosophes des sciences et de la technique ? ” La profonde originalité de Stiegler par rapport à d’autres penseurs de la technique, comme Jacques Ellul par exemple, est de ne pas séparer l’historicité de la technique et l’historicité de l’être humain. À ses yeux, les deux sont intimement liées,et de l’histoire de la technique naît une certaine structure psychologique chez nos contemporains. La pensée humaine est elle-même “historicisée” par son inscription dans l’histoire des techniques ; elle est particulière à une époque donnée ; elle est située dans un temps, une époque définie par les artefacts qu’elle a construits. Notre époque, par exemple, est celle du numérique, une forme particulière de la technique qui autorise certaines pensées impensables au siècle dernier”, assure Florent Levillain.
“Il s’agit ainsi de ne pas réduire la technique à quelque chose qui pourrait appauvrir l’expérience humaine, diminuer nos expériences du monde mais de la considérer comme “constitutive” de notre expérience”, ajoute Charles Lenay.
Bernard Stiegler a cependant une vision lucide sur les risques de dérives. “Pour Stiegler, toute technique ou technologie est un “pharmakon”. Elle peut être à la fois remède et poison en ce sens qu’elle apporte autant de solutions (puissance curative) que de nouveaux problèmes potentiels (puissance destructive). C’est pourquoi toute technologie doit faire, à ses yeux, l’objet d’une critique pharmacologique “, conclut Vincenzo Raimondi.