Thèse chercheuse, Renaud Mignerey
Designer de formation, Renaud Mignerey ne se voyait guère rejoindre une agence. La thèse sur les relations inter- conducteurs proposée par Renault et le laboratoire Costech était donc l’opportunité parfaite pour lui qui voit dans le design un moyen de questionner le monde qui l’entoure !
Pouvez vous vous présenter ?
Designer de formation, je m’intéresse à la nature même des produits, ce qu’ils offrent à leurs utilisateurs, les systèmes dans lesquels ils s’intègrent, au-delà de leurs aspects stylistiques et ergonomiques. Après cinq ans d’étude en design industriel, j’ai rejoint la Direction de la Recherche du Groupe Renault, dans le service UX (eXpérience Utilisateur) pour y effectuer ma thèse de doctorat. Une fois ce travail terminé — quatre ans après -, j’ai rejoint le groupe onepoint, un cabinet de conseil qui porte la recherche à un niveau stratégique. Je suis aujourd’hui Designer-Chercheur, et j’interviens sur des sujets variés qui me permettent de mobiliser mon appétence pour la recherche et la conception.
Pourquoi avez vous choisi de faire une thèse ?
Pour être tout à fait honnête, je n’avais pas clairement compris dans quoi je m’étais engagé au moment de signer. En effet, c’est la directrice de la recherche de mon école de design (Strate) qui, lors de la cérémonie de diplôme, m’a proposé de me mettre en contact avec le Groupe Renault qui cherchait un doctorant depuis presque un an, pour travailler sur un sujet identifié : les émotions suscitées par les relations entre usagers de la route. Le partenariat entre l’entreprise et le laboratoire de recherche (COSTECH, UTC) était déjà prêt. J’avais à l’époque plusieurs opportunités professionnelles, mais je manifestais un peu d’appréhension à l’idée d’intégrer une agence qui considère le design comme une réponse ‑souvent un produit- à un problème. Je vois plutôt la discipline comme un moyen de questionner les systèmes et organisations.
La thèse s’est présentée comme une alternative à un parcours plus classique. J’ai abordé ce défi d’une manière similaire à un projet de design : par une approche itérative, je me suis basé sur des théories issues de la littérature pour définir et justifier mes choix de conception. Cette démarche, conjointement formalisée avec mes encadrants côté industrie et mes directeurs de recherche côté académique, s’est bien entendu concrétisée au travers d’un écrit axé sur une problématique de recherche ; mais la production d’un concept est pour moi le coeur du travail. Pour autant, j’ai dû adapter ma manière de travailler au cadre et à la rigueur qu’une thèse implique.
Quel est le sujet de votre thèse ?
Ma thèse, motivée par la direction de la recherche du Groupe Renault et accompagnée par l’UTC, donne lieu à une réflexion sur les interactions inter-conducteurs, et plus généralement sur l’expérience sociale de la conduite automobile. Par ce travail, le Groupe Renault se positionne en tant que constructeur proposant une alternative au futur de la mobilité basée sur la délégation de conduite, en plaçant le facteur humain au cœur de sa réflexion. Car si les émotions suscitées par l’expérience de conduite constituent un puissant levier de différenciation, les concepteurs de voitures attachent principalement cette dimension affective aux propriétés stylistiques de leurs véhicules.
La notion de design se rapporte alors à l’objet visible, et enjolive une technique pensée par ailleurs. Avec des innovations essentiellement envisagées dans une perspective fonctionnelle, les constructeurs proposent ainsi à leurs clients des prestations similaires, sans tenir compte des facteurs relationnels sous-jacents à l’utilisation d’un véhicule. En m’intéressant à la dimension sociale de l’automobile, et par la conception d’un dispositif dédié, ma volonté est de susciter une expérience émotionnelle positive issue de l’interaction de deux conducteurs, médiée par un système technique.
Cette thèse a été l’occasion de conjuguer une recherche théorique fondamentale dans la lignée des travaux du laboratoire Costech sur la perception, la conception ‑informée par ces recherches- d’un dispositif original répondant à une problématique industrielle, et l’étude systématique de l’expérience vécue associée à l’usage de ce dispositif via des observations terrain et des prototypes. Ce travail de recherche, pour mettre en tension les problématiques technocentrées des constructeurs automobiles et la socialité des interactions, a nécessité une approche méthodologique particulière. Appelée ” recherche-projet “, cette recherche par le design m’a permis d’aboutir sur une contribution tenant compte à la fois des enjeux théoriques et industriels des parties prenantes du sujet.
Comment s’organisent vos journées de travail aujourd’hui ?
Une majeure partie de mon temps est dédié à l’accompagnement des clients industriels et institutionnels de onepoint. La charge de travail est variable et je profite de mon temps libre pour reprendre contact avec les laboratoires de recherche et les structures R&D avec qui je suis en contact par le biais de conférence, d’expériences professionnelles antérieures… Mon positionnement transverse (Designer + Chercheur) me laisse espérer des collaborations entre industriels et laboratoires de recherche sous différentes formes ‑dont certaines actuellement en cours de déploiement- : co-formation, projets de thèse, projets industriels, appel à projets des régions, co- organisation d’évènements…
La recherche est un travail collectif. Elle est faite de rencontres qui lui donnent du sens. C’est avec cette conviction que je travaille aujourd’hui à l’intérêt de la recherche au sein de mon entreprise et l’acculturation de ses enjeux à un niveau stratégique. En parallèle de mes activités chez onepoint, j’interviens en tant que chargé d’enseignement dans différentes écoles de design et d’ingénieurs. Je donne des cours sur la manière dont la recherche en design nourrit un projet de conception, des thématiques plus ciblées comme l’éthique ou l’accessibilité numérique, etc.
Qu’est ce qui vous plaît le plus dans la recherche ?
La recherche par le design est une ” discipline indisciplinée “, interface poreuse entre milieux académique et industriel que j’envisage comme un champ de connaissances et de pratiques. Cette approche n’est pas une application de la théorie à la pratique, mais plutôt la fécondation de la pratique par la théorie. En se construisant sur une base scientifique couplée à des expérimentations ethnographiques, ainsi qu’un dialogue avec différents métiers (design, recherche, ergonomie, innovation, ingénierie) elle développe des connaissances et des recommandations industriellement valorisables. J’aime voir la recherche par le design comme une méthodologie en capacité de dégager sur le monde des connaissances originales et significatives (il est commun de voir des recherches fondamentales déboucher sur des technologies concrètes : brevet, projets industriels, comme l’illustre mon expérience de thèse). La recherche me fournit une nouvelle grille de lecture sur une méthodologie de travail en offrant une autre perspective sur des sujets tels que l’écologie, le développement durable, sujets majeurs qui font sens tant auprès du corps enseignant et des industries que des étudiants touchés par ces enjeux sociétaux.
Pour moi, la recherche par le design n’est pas un agent d’agrément, ni même un résolveur de problèmes, mais bien comme une capacité d’interroger, de pair avec d’autres acteurs, les présupposés d’une situation initiale afin de proposer de nouvelles alternatives. Elle concilie ainsi la profondeur structurante d’un sujet de recherche avec des enjeux business. Elle contribue à redéfinir le sens et les enjeux des ” besoins ” ou ” demandes “, en soulignant la manière dont l’innovation technique modifie en permanence nos pratiques et nos possibilités. Elle soulève des réflexions parmi les plus passionnantes de la recherche dans le domaine des sciences de l’ingénieur, qui se doivent de collaborer étroitement avec les concepteurs industriels ; non pas pour évaluer les produits existants, mais pour en créer de nouveaux.
Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui veut poursuivre en thèse ?
De s’accrocher à cet objectif ! Selon moi, la thèse est très probablement une — si ce n’est la — expérience professionnelle à valoriser. Au-delà d’un degré d’expertise incontestable sur le sujet abordé dans le cadre doctoral, la thèse (CIFRE — Convention Industrielle de Formation par la Recherche) permet au docteur de monter très rapidement en niveau de compétence et de maturité. La thèse se gère comme un projet à part entière au sein d’une entreprise : le doctorant endosse donc le rôle de chef de projet, de pilote innovation, doit constituer son réseau, etc. Ce rôle ” tout-en-un “, même s’il se vit de manière assez autonome, facilite grandement la transition vers un travail post-doctorat. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des thésards fraîchement diplômés accéder à des postes à responsabilité, position justifiée par la spécificité de leur profil. L’employabilité n’est donc pas un problème : reste le choix cornélien de quitter le monde de la recherche au profit de fonctions plus opérationnelles.